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Joseph ROUZEL La psychanalyse est une pratique de bavardage.

Dès le séminaire Ou pire… en 1972, - ce que Lacan reprend dans L’Étourdit quelques mois plus tard -, il avait annoncé la couleur : « Qu’on dise, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».


La psychanalyse : une pratique de bavardage.[1]


« Écoute bien pourtant. Non pas -

mes paroles, mais le tumulte qui s’élève en ton corps lorsque tu t’écoutes. Ce sont des rumeurs de combat, des ronflements de dormeur, des cris de bêtes, le bruit de tout un univers. Et maintenant, essaie de parler. Dis quelques chose d’important. Parle ; la chose ou le fait que tu nommeras sera immédiatement réel, si c’est vraiment toi qui parle. » René Daumal, Le Contre-ciel.


Un grand coup de chapeau à Benoit Le Bouteiller et toute l’équipe de l’Institut international de psychanalyse. Créer un nouvel institut de psychanalyse, avec un but avoué de formation, « une formation psychanalytique pertinente, complète et approfondie »(présentation de l’IIP), c’est gonflé. D’autant plus que la transmission s’avère impossible. On pourrait dire que la transmission de la psychanalyse c’est la transmission de l’impossible, donc du réel. Freud nous avait déjà averti en 1925 : diriger, éduquer, psychanalyser relèvent de l’impossible. En 1937 lorsqu’il revient sur cette assertion, c’est pour préciser qu’il y a de l’impossible dans ces métiers, parce qu’« on peut être sûrs d’un résultat insuffisant ». Autrement dit la transmission, qu’elle soit politique, éducative ou analytique, emporte son poids de perte et de ratage. Donc je salue la tentative – voué à la perte !- de l’IIP de mettre au travail cet impossible réel qui troue tout tentative de transmission.


Si la transmission de la psychanalyse est impossible, cependant, assure Lacan « ce qui se transmet, c’est la formule ». D’aucuns en ont inféré qu’on allait dépasser cet impossible en répétant, tels des matras tibétains, les formules léguées par Lacan (L’inconscient est structuré comme un langage, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant etc.) Se coltiner l’impossible c’est repartir de ce qui se formule et non de quelque fétiche invocatoire qui frise la débilité. N’oublions pas que Lacan tâtonne, cherche, bricole, tourne autour du pot, parfois pendant des années, avant d’aboutir à cette précipitation, cette condensation qui se dépose en une dite formule, un mathème, une figure topologique … Embrayant sur la phrase de Lacan, je dirai que ce qui se transmet de la psychanalyse c’est la formulation, la façon dont chacun la… formule. Question de style et d’énonciation.


Alors, se posent comme question les organisateurs de cette rencontre : c’est quoi la psychanalyse à partir de l’orientation lacanienne ? Eh ! bien je répondrai tout de go, sans tergiverser, à la façon dont Lacan nous le dit dans son ultime séminaire intitulé Le moment de conclure. Après avoir balayé l’objection courante à savoir que la psychanalyse n’est pas une science, tout simplement parce que, en suivant Karl Popper, elle n’est pas réfutable, il affirme en effet que « la psychanalyse est une pratique de bavardage ». Voilà donc le chemin parcouru du premier Freud, à qui Bertha Pappenheim (Anna O.) confiait que l’analyse était une talking cure (une cure de parole) et même une chimney sweeping (un ramonage de cheminée) jusqu’au dernier Lacan qui réduit la parole « au rang de baver, de postillonner… à la sorte d’éclaboussement qui en résulte ». Une pratique de « bave hors d’âge » ai-je osé formuler il y a quelques années dans un article paru dans la Lettre mensuelle de l’ECF.

Dès le séminaire Ou pire… en 1972, - ce qu’il reprend dans L’Étourdit quelques mois plus tard -, il avait annoncé la couleur : « Qu’on dise, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Il introduit donc une division radicale entre le dire et le dit, l’énonciation et l’énoncé. Le dire est à entendre comme excrétion corporelle - ça bavarde, ça bavasse, ça bave, ça postillonne - , comme mode d’expression d’un corps parlant et jouissant. La parole ça grouille de jouissance. C’est la règle fondamentale qui en impose le régime : dites tout ce qui vous passe par la tête. En gros : dites toutes les conneries qui vous viennent !


Il semble que bavarder, bavasser et tous les mots qui sont associés aient pour origine le baba du babil enfantin, un éclaboussement sur les choses de la matière sonore prélevée sur le corps maternel. Cette jubilation infantile, cette jouissance de la lalangue, qui fait se confondre mots et choses, l’analyste invite l’analysant à en laisser se dévider le ruban incessant. C’est, dira Lacan la « crachose freudienne », ça crachouille. « Qu’est-ce en effet que la clinique psychanalytique ? se demande Lacan lors de l’inauguration de la Section clinique à Paris le 5 janvier 1977. C’est pas compliqué. Elle a une base. C’est ce qu’on dit dans une psychanalyse.» Et c’est justement quelques mois plus tard qu’il précise que ce qu’on dit dans une psychanalyse, il s’agit bien d’une « pratique de bavardage ». Mais c’est l’analysant qui est invité à cette pratique, il bavarde autant qu’il peut « il fait même de la poésie quand il y arrive. Il est art ». L’analyste, lui, ne bavarde pas. « Il tranche. Ce qu’il dit est coupure ». Il faut donc le bavardage de jouissance du côté analysant, le blabla, pour que l’analyste opère par un acte sur cette matière. Association dite libre d’un côté et attention inattentive de l’autre (que l’on exprime très souvent comme « attention flottante » ce qui ne veut pas dire grand-chose). L’acte analytique coupe, découpe, trie dans le ruban bavard qui sort de la bouche de l’analysant. Cependant, l’analyste laisse venir le savoir du bavardage, ce pourquoi Lacan insiste d’emblée dans ce séminaire ultime : « Aucun bavardage n’est sans conséquence.» La coupure se produit à l’endroit de l’équivoque, par le stoppage en plein milieu d’une phrase, grognement, l’intervention inopinée, voire incongrue de l’analyste, la levée de la séance, un etc. Dans son premier séminaire Lacan l’associe au geste du maître zen qui passe derrière les méditants qu’il frappe de son bâton pour les réveiller. Le maitre « interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied ». À cette époque, Lacan fixe précisément pour tâche à l’art de l’analyste « de réintroduire le registre du sens », non sans « suspendre les certitudes du sujet ». Là aussi on observe chez Lacan un déplacement puisque dans ses derniers séminaires, il ne s’agit plus d’extraire du sens, selon la voie frayée par Freud du décryptage de l’inconscient, mais de faire advenir le non-sens. Dans cette opération le dire et le dit s’en trouvent disjoints. Le mot s’arrache et s’affranchit de la Chose.


Nous en avons dans la littérature un exemple tout à fait emblématique. Philippe Sollers publie en 1981 son roman Paradis. Le texte se présente sans aucun signe de ponctuation, sans majuscule à l’entrée des phrases etc. C’est un ruban de lettres et de mots sans aucun point d’arrêt qui prolifèrent à jouissance que-veux-tu… Ça n’a aucun sens. Sollers prévient : « Pourquoi pas de ponctuation visible ? Parce qu'elle vit profondément à l'intérieur des phrases, plus précise, souple, efficace ; plus légère que la grosse machinerie marchande des points, des virgules, des parenthèses, des guillemets, des tirets. Ici, on ponctue autrement et plus que jamais, à la voix, au souffle, au chiffre, à l'oreille ; on étend le volume de l'éloquence lisible ! » Il s’agit donc dans la lecture de ce roman, comme dans l’acte analytique, d’introduire dans ce ruban de jouissance, des ponctuations, des signes diacritiques, des coupures signifiantes. Il s’agit de sortir du magma. Sollers propose de ponctuer dans le texte « …à la voix, au souffle, au chiffre, à l’oreille ». De même l’analyste opère des coupures sur le texte qui ne cesse de se dévider, il en produit une lecture. Il ponctue. Il entaille le texte du bavardage pour en faire advenir les nervures.


Coupure est un mot issu du bas latin colpus, dérivé de colaphus qui désigne un coup de poing, un soufflet, lui-même Issu du kolaphos grec, qui a le sens de : coup sur la joue, entaille, coup de bec…


Prenons, pour en faire la monstration la bande de Möbius. Dans la séance du 15 décembre 1965 de son séminaire inédit L’objet de la psychanalyse, Lacan nous en livre le mode d’emploi. « La bande de Möbius c’est une surface telle que la coupure qui est tracée en son milieu soit elle-même une bande de Möbius. La bande de Möbius dans son essence c’est la coupure même. Voilà en quoi la bande de Möbius peut être pour nous le support structural de la constitution du sujet comme divisible.» Prenons donc la bande Möbius comme le continuum de jouissance du corps parlant impulsé par le bavardage de l’analysant. L’envers vaut l’endroit et aucune distinction n’apparait. C’est dans ce ruban que l’analyste va couper.


Il existe deux types de coupures sur la bande de Möbius : Une vraie et une fausse. Notons que cette bande c’est ce qui se constitue dans l’espace du transfert., « le lieu de l’Autre », précise Lacan.


La fausse coupure se produit de biais, sur le bord, au tiers de la bande. Elle est très longue et doit faire deux fois le tour de la bande pour aboutir. Par exemple lorsque l’analyste se met à bavarder, à expliquer, à essayer de comprendre, à faire le malin. C’est pas franc du collier. Ce qui en résulte ne fait qu’accentuer et nourrir la jouissance. Elle fait apparaitre sur la bande une nouvelle bande de Möbius accrochée à un autre bande. Ça ne coupe pas…


La vraie coupure opère, comme le précise Lacan, « en son milieu », disons-le : au beau milieu. Elle tranche en ne faisant qu’un tour. Elle introduit une division radicale sur la bande et chez le sujet, mais aussi chez l’analyste. De bilatère la bande redevient unilatère. L’analyste y opère par un acte où il est totalement absent. En effet « … c’est une dimension commune de l’acte de ne pas comporter dans son instant la présence du sujet.» (L’acte psychanalytique, 29/11/1967, inédit)


Joseph ROUZEL rouzel@psychasoc.com

[1] Merci à Benoit Le Bouteiller et toute l’équipe de l’IIP au Brésil qui a organisé cette rencontre le samedi 29 mai. L'Institut International de Psychanalyse (IIP) est un groupe de travail actif, inclusif et diversifié, dont la portée dépasse les frontières géographiques. Nous apprécions l'ouverture au contact et le partenariat avec des professionnels et des institutions de trajectoires psychanalytiques différentes, en même temps que nous travaillons de manière autonome. Nous encourageons et construisons des liens multidisciplinaires entre les professionnels et les institutions basées sur quatre continents. Notre objectif comprend un large spectre d'actions capables de fournir une formation psychanalytique pertinente, complète et approfondie, ainsi que d'opérer dans la recherche, dans le domaine social et dans l'édition.

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